Bizarro est la porte d’entrée vers trois univers bizarres, trois facettes uniques de la littérature d’horreur.
J’ai enfoncé la lame du couteau dans le poitrail immense de la bête, qui labourait mes épaules de ses griffes acérées. La douleur me faisait chanceler, mais j’ai quand même frappé à nouveau. Puis, une autre fois, encore et encore, tandis que je repoussais de ma main libre sa gueule dégoulinante de bave et de sang. Son pelage hirsute se teintait de rouge, mais mes coups ne semblaient avoir aucun effet. L’odeur de fauve, mêlée à celle de viande faisandée, m’enveloppait. En sourdine, Ada m’a informé qu’elle activait les protocoles de défense immunitaire contre les nanomorphes que me transmettait la bête par ses morsures et ses coups de griffes. J’ai rapidement cessé d’écouter la voix atone de l’intelligence artificielle, trop occupé à repousser les attaques de la bête. J’avais l’impression de n’être plus qu’une plaie béante, mais je continuais à frapper, sans relâche.
La bête, plus enragée que blessée, m’a propulsé au sol, sur le cadavre de l’automate qu’elle avait entrepris de dévorer avant mon arrivée. Elle a plongé vers moi, sa gueule visant mon cou découvert, ma lame encore fichée dans sa chair.
J’ai roulé sur moi-même, évitant de peu la masse de poils et de crocs qui s’est abattue sur le corps sans vie de l’automate. La bête s’est tournée vers moi et je l’ai accueillie avec quelques directs au visage. Une de ses canines s’est déchaussée sous le choc. Elle a secoué la tête, sonnée. J’ai profité de l’occasion pour la repousser sur le dos et m’installer sur elle, tout en maintenant la cadence de mes coups de poing.
Ses feulements ont redoublé d’intensité tandis qu’elle se cabrait pour échapper à mon emprise. Je ne la retiendrais pas très longtemps. J’ai essayé de récupérer mon arme, mais le manche, poisseux de sang, n’offrait aucune prise. Sans réfléchir, j’ai entrepris de frapper sur le pommeau du couteau, qui s’enfonçait un peu plus à chaque impact. Les mouvements de la bête se faisaient plus désordonnés, mais ne faiblissaient pas. Une de ses griffes a frôlé ma joue, y laissant une vilaine entaille. Je devais donner tout ce que j’avais : un dernier grand coup, suivi d’un craquement sourd, et mon assaillant s’est affaissé, inerte. Haletant, je me suis écroulé sur le cadavre du fauve, qui se vidait de son sang.
Je suis resté ainsi quelques minutes, le visage enfoui dans la chaleur de la bête. J’étais épuisé, mais j’aurais voulu la tuer encore, lui ôter la vie une fois de plus pour mieux sentir la mienne. Ada, comprenant que le combat était terminé, a pleinement réactivé mon implant, et mes ardeurs se sont calmées. Bientôt, il n’a plus subsisté de ma fureur qu’un bourdonnement entre mes tempes, un grondement en sourdine, incessant, que l’intelligence artificielle repoussait par des observations empiriques. Les nanomorphes se transmettent entre les membres de l’équipage. Ils sont plus difficiles à maîtriser ainsi, mais vous vous en tirez très bien. Votre implant procède déjà à la purge nécessaire des parasites qui se sont introduits dans votre
organisme pendant le combat.
Je me suis relevé péniblement, exténué mais conscient. J’ai passé une main sur ma figure, barbouillée du sang de la bête, mêlé au mien. J’ai cherché un morceau de tissu pour me nettoyer le visage, puis j’ai haussé les épaules. À quoi bon ?
L’IA du vaisseau m’a indiqué via mon implant que je devais encore vérifier les barricades de quelques secteurs avant de revenir à l’atelier. L’influence d’Ada atténuait mes désirs illicites et me permettait de fonctionner presque normalement, au prix de ma personnalité. J’avais perdu une part de mon être depuis que je m’étais abandonné à l’appel de l’artefact ; si mon interface neuronale pouvait inhiber mes pensées sanglantes et cruelles, elle ne les remplaçait pas. Une fois toute la fureur soustraite, il ne restait plus de moi qu’un écho, un reflet creux, déformé.
Sans un regard pour le cadavre de la bête qui gisait à mes pieds, j’ai poursuivi ma ronde en claudiquant, espérant qu’un autre double s’aventure dans le périmètre de sécurité pour que je puisse, même brièvement, libérer à nouveau la violence qui me consumait.